DÉFLATION, DEUXIÈME GÉNÉRATION

Xavier Charpentier

Quand classes moyennes et Millenials parlent de pouvoir d’achat, de commerce, et de la société de consommation.

Depuis 2008, FreeThinking donne régulièrement la parole aux Français des classes moyennes sur la perception de leur pouvoir d’achat et leur consommation[1]. C’est l’apparition d’une culture de la déflation caractérisée par une baisse généralisée de la confiance en l’avenir, de leur capacité à consommer et même à désirer consommer que ces explorations donnaient à voir. Fin 2016, nous avons rassemblé sur cette question deux communautés quali-collaborative de Français des classes moyennes : 172 consommateurs âgés de plus de 35 ans, 84 Millenials, âgés de 18 à 34 ans[2]. 1542 contributions plus tard, c’est une évolution à la fois logique et inattendue que nous constatons. Avec des tendances déflationnistes qui se confirment, et même se radicalisent, pour beaucoup. Mais aussi des Millenials qui, bien que nés dans la culture de la déflation, n’entendent pas renoncer à cette société de consommation qui est aussi leur héritage. Mais en profiter eux aussi, à leur manière.

  1. NON, ÇA NE VA PAS MIEUX…

Première question que nous leur avons posée dans cette édition de l’Observatoire des classes moyennes : quelle perception ces Français ont-ils de leur consommation, dont l’INSEE nous disait qu’elle avait augmenté au rythme soutenu de 1,4% en 2016 ? Ont-ils perçu une embellie? La réponse est non. Qu’ils soient Millenials ou âgés de plus de 35 ans, le constat est sans appel. Rien ne va vraiment mieux pour eux. Abstraction, manipulation et illusion sont leurs maîtres mots pour exprimer leur sentiment sur la « reprise ». Face à la difficulté que représente la défense de son pouvoir d’achat jour après jour, dans presque tous les domaines, quelques points de pourcentage de plus ou de moins dans les dépenses de consommation ne pèsent pas bien lourd… Au-delà de la macroéconomie, l’envers du décor de la vie quotidienne, c’est « la vie modeste » déjà constaté en 2012 et 2014… Et une vie d’intelligence : moins de pouvoir d’achat, au moins en perception, c’est l’intelligence consommateur qui doit augmenter.

« Attention aux chiffres que l’on voit passer à la télé… Le « faire croire que ça va mieux » n’a jamais voulu dire que ça allait bien… » Millenial.

Seule éclaircie dans ce paysage gris : les Millenials en couple sans enfant, qui travaillent et ont un revenu en forte hausse par rapport à celui qui était le leur étudiants… Et un pouvoir de consommer bien plus élevé que leurs aînés qui sont déjà parents. Pour ces jeunes actifs sans enfant, oui, s’autoriser une consommation plaisir mais raisonnable est encore possible – et désirable. Et même se constituer une épargne.

« Je suis une jeune femme de 26 ans et je vis avec mon conjoint. Alors oui des fois on craque et on dépense un peu plus que ce que l’on pourrait se permettre. Mais à quoi bon travailler si cela ne nous permet que de pouvoir se loger et se nourrir (avec des menus au moins cher possible). Je me demande aujourd’hui comment font les couples qui ont des enfants pour vivre »

  1. MILLENIALS VS 35+: deux visions de la consommation, entre désir et déclassement.

D’un côté, les 35+ : ils souffrent d’une « consommation déclassée » qui s’exprime de deux façons : dans les arbitrages qu’ils opèrent, dans le travail qu’ils fournissent pour maintenir un niveau de vie minimal. Il ne s’agit plus de rogner à la marge ou de réallouer de façon un peu différente ses ressources entre consommation courante, loisirs, vacances, transports… Mais bien de supprimer des lignes entières du budget familial, dans une démarche qu’on pourrait assimiler à du « cost cutting ». Y compris, pour certains, sur l’alimentaire jusque là sanctuarisé.

« J’ai constaté avec mon époux une hausse des produits alimentaires ce qui nous gâche la vie car c’était un des derniers plaisirs que nous nous accordions, en effet bien manger c’est aussi un plus pour la santé et ne plus pouvoir acheter des fruits et légumes car ils coûtent trop cher, c’est navrant ! De même nous n’allons plus au restaurant. En ce qui concerne les vacances nous logeons chez des amis qui nous accueillent, et nous ne pouvons pas faire autrement. En effet je suis enseignante et les tarifs les plus hauts sont pendant les vacances scolaires ! »

Consommer pour eux c’est travailler, survaloriser le rationnel, l’attention, l’effort : un acte de volonté plus que de plaisir. C’est rechercher les enseignes et les acteurs qui permettront de mieux s’en sortir, comme Noz, dont le concept d’enseigne spécialisée dans les invendus, les dates d’expiration courtes, les saisies, séduit beaucoup de ces Français de plus de 35 ans.

« Pour la lessive je vais chez Noz, je m’en sors bien c’est un magasin qui vend de la récup, des invendus, des faillites, fins de stock etc…Et je touche la lessive Skip, Ariel enfin des marques presque moitié prix que le super marché. »

De l’autre, les Millenials. Nés dans la Crise – ils ont grandi entre l’arrivée de l’euro et la Crise de 2008 – leur vision est pourtant plus positive et leur rapport à la consommation plus assumé. Les arbitrages peuvent aussi être sévères, bien sûr ; mais le discours est moins conflictuel et douloureux que chez les 35+. Il s’articule autour de trois axes : optimiser ses dépenses, mais pas dans la frustration. Arbitrer sans dramatiser, en préservant les loisirs là où leurs aînés ont tendance à les réduire à leur plus simple expression, et en conciliant autant que faire se peut plaisir et santé. Utiliser commerce on & offline de façon harmonieuse et apaisée, rester attachés au plaisir de la visite en commerce traditionnel même si internet est central dans leur parcours d’achat. Le tout sans drame et sans le sentiment de révision déchirante qui colore souvent le discours des 35+, encore aujourd’hui.

« Aujourd’hui je fais jouer au maximum la concurrence, dans tous les domaines, je recherche, sans que cela devienne une obsession, les meilleurs prix, les meilleures offres. Pour cela j’utilise, entre autres des sites communautaires qui référencent les meilleures offres, Dealabs par exemple, je recherche aussi des codes promo. » Millenial

« Quant aux achats de vêtements, sachant que je préfère essayer c’est directement en magasin (principalement chez Camaïeu et Cache-cache). » Millenial

  1. ETRE OU NE PAS ETRE NE DANS LA CULTURE DE LA DEFLATION : UN RAPPORT DIFFERENT A LA GRANDE DISTRIBUTION.

En 2012, dans La société de consommation d’après, nous constations que le web était entré de plain-pied dans la consommation des classes moyennes. Aujourd’hui, l’hybridation des habitudes d’achat est quotidienne, naturelle, «seamless». Au centre du jeu, quelle que soit l’image que l’on peut par ailleurs en avoir, que l’on soit Millenial ou 35+, les enseignes de grande distribution restent incontournables pour les achats alimentaires essentiellement. Le Web, au sein duquel l’enseigne Amazon ressort de façon écrasante est le complément idéal, proposant la convenience absolue dans l’acte d’achat lui-même. Enfin arrive le commerce de proximité et les nouvelles formes de commerce – petits producteurs, AMAPs, … – adoptés pour la qualité qu’ils sont censés proposer – en ce qui concerne le bio notamment – et par conscience sociale et environnementale. Avec des pratiques économes spécifiques comme l’achat en quantité pour stockage.

« Pour ma part, j’essaye de combiner au mieux grandes surfaces et achats sur internet. J’effectue la plupart de mes achats du quotidien chez Auchan. Je fréquente aussi de temps à autre Système U, Leclerc ou encore Lidl et Aldi mais très rarement dans l’alimentation. Pour des achats un peu plus spécifiques ou des produits où les différences de prix avec un achat en magasin son très importantes, je fais le choix d’acheter mes produits en ligne. J’utilise quasi uniquement Amazon pour mes achats en ligne qui propose de très bons prix et des services de très bonne qualité. » Millenial

« Pour tout ce qui est viande, j’achète en boucherie. Je sur-achète les promos, et congèle l’excédent. J’achète également en début de mois des grosses quantités de viande : 1/4 veau, 1/2 cochon, auprès d’un éleveur, pour un prix au kg défiant toute concurrence (et une viande de très bonne qualité.» Millenial

Pour autant, les 35+ et les Millenials partagent-ils la même vision du commerce ? Non. Car si la grande distribution reste, pour tous, au centre du jeu, elle ne bénéficie pas du même accueil au sein des deux communautés. De façon surprenante, ce sont les Millenials qui lui semblent le plus attachés, dans leur discours. Là où le négatif tend à dominer chez les 35+, il est contrebalancé par du positif chez les Millenials, dans une vision beaucoup plus nuancée. Là où les 35+ peuvent adopter un point de vue très critique, l’accusant d’être l’acteur majeur d’une économie de plus en plus inégalitaire et incompatible avec la qualité qu’ils recherchent, les Millenials dressent le portrait plus apaisé, plus coloré, d’une grande distribution qui s’avère à leurs yeux non seulement pratique, mais utile. Un point de vue en un sens étonnant, qui marque le regard encore frais, positif, que porte cette génération sur une forme de commerce héritée de la société d’abondance. Un point de vue qui s’appuie sur des arguments rationnels, pas uniquement liés au prix mais aussi à la variété et à la qualité. Un point de vue qui repose aussi sur des arguments émotionnels et éthiques, liés à des valeurs et à un mode de vie auquel ils ne veulent pas renoncer. Ce qu’ils apprécient encore dans la grande distribution, à la différence de leurs aînés, c’est son rôle dans notre société : créer du lien social, donner corps au désir et accès au confort, faire de la consommation quelque chose, malgré les restrictions et les difficultés, d’agréable et de bénéfique.

« Pour ma part, ce n’est pas envisageable de me passer de ces enseignes de la grande distribution. Elles offrent un grand choix de produits, elles font jouer la concurrence afin d’obtenir des prix bas. Je pense qu’aujourd’hui on a le choix de dépenser son argent, mais la grande distribution fait totalement partie de notre vie. Si on la supprimait, il me manquerait mes sorties pour faire les courses, discuter, voir des gens, mon plaisir de dépenser mon argent.» Millenial

Figure 1. Perception de la grande distribution par les Millenials

  1. VERS UNE SOCIETE DE CONSOMMATION BICULTURELLE ?

Dernier enseignement, sous forme de question, de cette plongée au cœur des classes moyennes françaises : allons-nous vers une société de consommation biculturelle ?

Bien sûr, entre les Millenials et les 35+, un terrain d’entente existe sur certains fondamentaux de la consommation. Ce terrain d’entente, c’est celui sur lequel on se rassemble pour demander une consommation plus responsable, locale, respectueuse de l’environnement et de l’avenir. Mais au-delà de ce consensus premier, des imaginaires différents apparaissent. Et une forme de fracture culturelle. D’un côté, en rêvant la mise à l’écart des acteurs traditionnels de la distribution, la classe moyenne 35+ traditionnellement silencieuse se radicalise. Avec un discours clairement dominant dans la communauté : la société de consommation d’avant est devenue incompatible avec les contraintes de ces temps difficiles. Plus encore, elle va à l’encontre des nouvelles valeurs qu’il faut défendre – solidarité, frugalité, partage, responsabilité – et de l’intérêt collectif. Il faut donc consommer différemment, voire déconsommer, s’éloigner des circuits marchands établis, quitte à se tourner vers l’archaïsme autarcique et une forme de régression… En un mot, «cultiver son jardin». Au sens propre comme au sens figuré. Jusqu’au fantasme.

« Un petit jardin, un ruisseau ou un petit lac, quelques arbres fruitiers, des petits oiseaux comme antidépresseurs, du bois de chauffage et … Pourquoi pas une yourte, bien vivre auprès de la nature et s’en inspirer pour bien consommer … »

De l’autre côté, les Millenials s’accordent sur le fait de favoriser une consommation plus responsable. Mais, pour eux, cela ne doit pas signifier une mutation complète de la vie du consommateur et de son parcours d’achat, qui doit rester un parcours de désir et de plaisir, et non devenir un pur parcours du combattant. Oui, pour eux il faut conserver toute sa place à la grande distribution, perçue comme utile et détenant la clé de cette nouvelle société de consommation à réformer par l’amélioration de la qualité sur les produits frais, au cœur de son savoir-faire face au web. Un triptyque fonde leur vision optimiste de la grande distribution, et avec elle de la société de consommation de demain : l’humain, le local, le social. Faire de la grande distribution une distribution qui soit aussi un nouveau temple de la consommation responsable…. C’est possible, parce qu’elle est puissante et toujours vecteur, malgré les critiques, de mieux-être…

« Pourrait-on se passer de la grande distribution ? Je pense que oui… Mais il ne faudrait pas qu’elle disparaisse en fait, mais qu’elle s’adapte à un environnement et à un développement plus durables, en proposant des produits à prix réduit, directs du producteur, des produits de qualité uniquement. Si (les enseignes de la grande distribution) le faisaient toutes en même temps, les prix du bio descendraient, et tout le monde serait content. Consommer mieux, c’est mieux ! Réduire les coûts de transport, vendre des produits de saison et locaux, voilà ce qui pourrait être le mieux, et qui sera indispensable à l’avenir je pense. » Millenial

Pour ces Millenials, les nouvelles formes de commercialité rencontrent des limites financières et des contraintes pratiques qui les font apparaître comme des solutions d’appoint, et non de substitution. Pour ces Millenials, NON tout n’était pas mieux avant. Même si l’on rencontre des difficultés de vie et de consommation aujourd’hui. Et NON il n’est pas envisageable de choisir la frugalité au détriment du plaisir et du progrès. D’accepter de régresser. Jouir, eux aussi, des côtés positifs de la société de consommation : ils ne voient vraiment pas au nom de quoi on leur interdirait.

« Le troc c’est une idée mais pas forcément pour tout. C’est peut être bête à dire que certaines fois on aime acheter du neuf! » Millenial

Xavier Xavier CHARPENTIER, Directeur Général Associé – FREE THINKING

[1] La France des consommateurs pauvres (2008) La Société de consommation d’après (2012), Rétention, Déflation, Réinvention (2014), La société de consommation en voie d’uberisation (2015).

2]172 Français issus des classes moyennes / revenu foyer net mensuel de 1800 à 2400€ pour une personne seule / de 2400 à 5000€ pour un couple / hommes et femmes / Âgés de 35 ans et plus avec équilibre entre les tranches d’âge : 28% de 35-44 ans, 28% de 45-54 ans, 28% de 55-64 ans, 16% de 65 ans et plus / 80% actifs et 20% retraités, 84 Millenials issus des classes moyennes / hommes et femmes / Âgés de 18-34 ans /50% de 18-24 ans, 50% de 25-34 ans / Etudiants & actifs dont 20% en recherche d’emploi.

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