La protection sociale en France est à repenser. Premier constat : l’individualisation du rapport au travail (boom des free-lances, contrats courts, contrats de mission…) prend rapidement de l’ampleur. Aujourd’hui dans le monde 41% des sociétés font appel à des travailleurs indépendants. Second constat : la montée en puissance de l’IA dans des domaines de plus en plus nombreux, la robotisation accrue des tâches touchent tous les pays et tous les secteurs en impactant fortement notre rapport au travail. Aujourd’hui et demain la protection sociale doit conserver sa capacité à protéger et former les forces vives. La législation modifie les règles qui encadrent le travail et les récentes ordonnances publiées par le gouvernement donnent plus de flexibilité et désignent de nouveaux acteurs – les branches – pour réorganiser les rapports entre employeurs, salariés et indépendants.
Il revient maintenant aux branches de faire reconnaître la singularité de chaque métier, de rassembler les professionnels et de recréer du collectif pour assurer un niveau suffisant de protection sociale. Il en va à court terme de la motivation des collaborateurs (employés ET indépendants), et à long terme de l’organisation du travail en fonction de tâches (et non plus en termes de postes) que l’intelligence artificielle, la robotisation, etc. bouleversent déjà.
Protéger des compétences et des tâches, oublier le découpage par poste
Il est impératif pour les branches de sortir d’une logique de postes fixes et prédéterminés pour reconnaître des missions spécifiques et les compétences associées. De fait, l’auto-entrepreneuriat, le télétravail, les « marketplaces » (Uber, Deliveroo et autres Legalife), etc. sont autant d’environnements où les intitulés de postes classiques s’effacent : chacun acquiert et propose ses compétences plus librement… mais sans la protection sociale qui serait proposée à des salariés effectuant des tâches similaires !
La souplesse accrue de dans l’exercice d’un emploi pose donc des questions quant à la couverture sociale des collaborateurs. En 2014, le rapport du Conseil d’Orientation pour l’Emploi se préoccupait de la protection sociale des 800.000 auto-entrepreneurs et des écarts entre les couvertures des salariés, et celles des indépendants avec un focus plus particulier sur les risques arrêts de travail et maladies professionnelles. En mai 2016, l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) a publié un rapport sur les plateformes collaboratives et la protection sociale, questionnant à son tour les évolutions nécessaires à la couverture de ces nouvelles formes d’emploi.
Le premier défi est celui de la clarification du rôle des acteurs, puis de la mise en œuvre de l’affiliation et du prélèvement des cotisations aux régimes de base de la Sécurité sociale. La fusion du RSI avec le Régime Général va dans le sens de cette clarification et de la simplification des systèmes de base.
Pour les salariés, la question de la couverture des emplois précaires et de courte durée a été traitée dans la Loi de Sécurisation de l’Emploi (LSE) : depuis le 1er janvier 2016, il n’est plus possible de poser des conditions d’ancienneté pour les contrats complémentaire de frais de santé. Cependant, le délai de carence pour la prévoyance et la retraite peut encore être de 12 mois.
Par ailleurs, dans un contexte d’individualisation de l’emploi, les métiers s’organisent pour se faire reconnaitre en branches afin de bénéficier de la mutualisation : économies d’échelles avec une couverture collective négociée, des garanties plus élevées, tout en évitant la sélection médicale. Ce fut le cas par exemple des branches de l’intérim ou celle du portage salarial reconnue en 2015, validées par la Loi travail en 2016.
Les branches doivent donc rassembler autour d’une logique gagnant-gagnant tous les acteurs d’une même chaîne de valeur : les indépendants (tous statuts confondus) qui fournissent services et produits d’un côté, et les donneurs d’ordre et plateformes intermédiaires de l’autre. Les indépendants obtiennent la protection – accident, couverture santé – dont ils manquent aujourd’hui ; les employeurs peuvent attirer et fidéliser des talents externes, puis compter sur un plus haut degré de motivation.
Quelques entreprises ont déjà intégré le potentiel d’attraction et de fidélisation des talents d’une politique de protection sociale ainsi modernisée. Rencontrant des difficultés à recruter de nouveaux chauffeurs, Uber prend désormais en charge une assurance santé et décès au bénéfice de ses chauffeurs français, accessible sans condition de chiffre d’affaires. Cet exemple est celui d’une entreprise qui précède l’application de futures obligations, parce qu’en position délicate pour recruter de nouvelles personnes.
Anticiper l’évolution des modes de travail et des métiers
Le développement du télétravail pose de nouvelles questions sur la sécurité du travailleur et la responsabilité de l’employeur.
L’accident survenu pendant les plages de télétravail est réputé « accident au travail ». Quels moyens l’employeur a-t-il de vérifier la sécurité et le temps de travail du salarié ? Et allons-nous assister à une dérive du risque prévoyance ?
A l’inverse, allons-nous assister à une augmentation du stress et du risque de burn-out liés à des horaires excessifs dans un souci de productivité maximale de la part du salarié qui se sentira obligé de présenter des résultats ?
L’individualisation du rapport au travail risque d’aggraver le renoncement à la protection sociale pour des raisons d’écart de prix quand elle est proposée au format individuel facultatif et non plus collectif obligatoire.
Cette nouvelle protection sociale devra également intégrer une dimension de soutien de certains profils de travailleurs face à des mouvements technologiques de fond comme la robotisation, l’intelligence artificielle, etc. Que deviendront les chauffeurs VTC après l’avènement de la voiture autonome ? Et les conseillers bancaires avec le perfectionnement des chatbots ? L’ordonnance n°3 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail va dans ce sens et ouvre de nouvelles flexibilités.
Le cadre du télétravail est assoupli par la possibilité de mettre en place une charte par simple accord verbal ou écrit de façon ponctuelle, et non plus par avenant au contrat de travail sur jours fixes. La cible est inclusive puisque tout salarié qui occupe un poste éligible peut avoir y accès. La charge de la preuve est inversée, et c’est l’employeur qui a la charge de motiver sa réponse en cas de refus.
Pour ce qui est des CDD, les modifications pourront désormais être négociées dans un cadre conventionnel par les branches, sur la durée maximale, le renouvellement et la période de carence entre les contrats. Les métiers se voient transférer la liberté et la responsabilité de s’organiser.
Les branches portent donc la responsabilité d’une articulation entre une protection sociale renouvelée et une politique de formation inclusive. Cette articulation suit la logique précédente : former aux missions, enseigner des compétences, et non plus se cantonner à des postes figés. Chaque emploi peut en effet être séquencé en un enchaînement de tâches, plus ou moins automatisables : la formation doit permettre aux salariés et indépendants de se spécialiser là où robots et intelligence artificielle ne peuvent rien.
La création d’une branche des plateformes de talents pourrait-elle être une solution afin de ne négliger aucun travailleur et se prémunir de dérives du risque prévoyance ? Une chose est certaine, toute une organisation est à repenser dans l’entreprise autour des logiciels et robots, des indépendants et autres collaborateurs externes et des plateformes de mise en relation. La protection sociale, couplée à la formation, est un sujet central pour maintenir le bon fonctionnement et le niveau de performance de sociétés dont la main d’œuvre sera éclatée, plus instable et robotisée à des degrés divers.
Cet article a été co-écrit par :
Anne CAVEL – Directrice Assurances de Personnes France
Au cours de sa carrière, Anne a successivement dirigé tous les segments de l’Assurance de Personnes. Habituée à travailler sur des approches culturelles différentes, elle a accompagné pendant de nombreuses années des comptes internationaux dans la mise en place et le suivi de programmes de Global Benefits Management. Anne a été nommée Directrice des Assurances de Personnes (Health & Benefits) pour la France depuis la fusion avec Willis Towers Watson en 2016. Elle a maintenant la responsabilité de renforcer les synergies avec le groupe Willis Towers Watson.
Sébastien Biessy est directeur de l’activité Talent chez Willis Towers Watson France.
Diplômé d’un master de droit à l’Université Paris Panthéon Sorbonne, Sébastien Biessy a précédemment occupé le poste de DRH Asie-Pacifique pour le groupe Clarins à Hong Kong où il était en charge du talent développement et où il dirigeait les activités de services et de conseils.